CHAPITRE I

Depuis le temps qu’elle connaissait Saryll (93 ans !), Elyia n’aurait pas dû avoir encore à s’étonner, mais c’était plus fort que les liens qu’ils avaient entretenus  ces piètres années d’amour subjugué, celles infâmes de dépendance servile et leurs décennies de haine –, il réussissait toujours à surprendre l’innocence dont elle se croyait défaite.

« Bran de bran ! se morigénait-elle. Après autant de morts, comment puis-je être aussi conne ? »

Elle était morte des dizaines de fois pour lui, et à peine moins par lui. Pas directement, bien sûr – il ne l’avait probablement tuée qu’une fois, la première –, mais de la même façon qu’elle travaillait pour son Agence, elle mourait de ses Spads, ces chiens de garde invisibles qui ne savaient que garder Elyia Nahm au service d’Ender. Qu’à la fin d’une mission, elle fasse mine de ne pas revenir et un Spad la frappait, de dos, pour lui faire réintégrer sa cuve Phénix d’un voyage définitif. C’était facile, incontournable, il suffisait que sa vie s’efface pour que l’ansible, dont un génie malade avait doté ses cellules de culture, avertisse le biosynthétiseur de mettre en route une autre Elyia, identique, parfaite, amnésique de tout ce que sa mort avait emporté.

De combien de tranches de vie ne se souvenait-elle pas ? De combien de sensations, d’émotions, d’instants l’avaient amputée les Spads ? Elle connaissait seulement ceux pour lesquels elle avait décidé de rentrer, ceux que le biosynthé avait engrammés de son vivant, avant qu’elle se suicide de rage, de honte ou de dégoût, ou qu’un Spad encore la rattrape. Elle était Cybione – CYbernetic Biologic clONE – à jamais, incapable de se libérer vivante, sans espoir de s’évader par la mort. Et elle appartenait à Ender. Et Ender appartenait à Saryll.

Il y avait longtemps, elle avait juré qu’elle le tuerait, puis elle s’était délectée à le regarder vieillir, à le voir s’étioler, à le sentir se putréfier, et cette vengeance la satisfaisait. Chaque fois qu’elle pouvait se tenir debout, éternellement superbe, face à lui, face au lévitant dont il ne pouvait plus s’extraire, chaque fois qu’elle pouvait lui jeter son insolence à bout portant, elle savourait sa haine.

« Tu vas mourir, Saryll. Tu vas mourir de la pire mort : vidé de désir et de force, vidé de tes derniers neurones et de ta fière intelligence, vidé de vie. Et moi j’aurai toujours entre vingt-cinq et trente ans. »

Elle n’avait pas besoin de le lui dire. Elle avait juste à se montrer. Cela suffisait pour lui rappeler que cette éternité aurait dû être la sienne et qu’une de ses victimes l’en avait privé pour l’offrir à Elyia. Il s’était appelé Lisk Ender Tan, il avait inventé le biosynthétiseur et il était mort des mains de Saryll, juste après avoir verrouillé sa machine afin qu’elle ne fabrique plus que des Elyia, une seule à la fois.

Des Elyia que l’Agence – ironiquement rebaptisée Ender par l’humour sadomasochiste de Saryll – envoyait au massacre, parce que la mort n’avait qu’une prise temporaire sur elle. Des Elyia dont Elyia n’avait pas besoin d’avoir la mémoire pour savoir qu’elles avaient été écharpées, torturées, violées. Des Elyia conservées dans les dossiers ultra-secrets d’Ender, auxquels elle avait accès, parfois, quand Saryll se voulait généreux ou quand elle en forçait les verrous informatiques. Les mémoires indicibles d’Ender qu’elle allait enrichir, une fois de plus.

« — C’est une gentille planète, tu verras, même si les gens ne tiennent pas en place. En fait, c’est une démocratie sans histoire qui s’excite par cycles… rien de grave, une vague agitation étudiante, quelques grèves très classiques et un peu de casse, histoire de relancer l’industrie. Disons que, tous les trente ans, le pouvoir est remis en cause par une poignée de subversifs qui s’appuient sur la jeunesse et le prolétariat. Ça dure le temps d’un printemps et tout rentre dans l’ordre, souvent mieux que ce n’était. D’une façon générale, nous ne nous en mêlons pas, sinon en favorisant les idéologues modérés, mais cette fois les émeutes fêtent leur premier anniversaire et elles font preuve d’une organisation alarmante. »

« — C’est quoi : alarmante ? » avait demandé Elyia. Saryll avait ressorti son vieux timbre pathétique du larynx en teflar qui lui tenait lieu de vocodeur intime.

« — Elles se posent en contre-pouvoir, scindant la société en deux clans bien distincts, dont elle contrôle l’une des parties par la terreur… On va droit au totalitarisme, là-bas, et nous ne savons pas comment l’éviter autrement que par la violence. J’ai plus de mille agents sur place, complètement dépassés, et pas un qui propose autre chose que l’écrasement militaire des sécessionnistes. Je veux que tu me casses cette spirale, Elyia, et que tu regonfles les institutions. »

« — Beau discours, Patron, mais vous ne dites rien. » Plutôt que se fâcher, Saryll s’était raclé un glaire.

« — Quelqu’un manipule la rébellion pour en faire une révolution et quelqu’un manipule la démocratie pour en faire une dictature… il y a des chances que ce soit la même volonté et que cette volonté soit lémaine… cela ressemble beaucoup à Lem… mais elle pourrait aussi être autochtone. Débarrasse-nous du ou des manipulateurs, nous ramènerons les émeutiers à de plus nobles sentiments et le gouvernement à un exercice raisonnable du pouvoir. »

Et Elyia avait gobé l’œuf, avec la coquille. C’était à peine si elle s’était demandé « Pourquoi moi ? », alors qu’on ne la sortait que pour les méga-catastrophes, quand Ender avait déjà perdu ses meilleurs agents, quand Saryll n’avait plus qu’elle à sacrifier… autant de fois qu’il le faudrait.

À la rigueur, Lem était une explication suffisante. Elle ignorait tout de Lem, mais elle avait affronté les Lémains, souvent, quand l’une ou l’autre de leurs arcanes anti-humaines s’étaient avérées plus tordues qu’habituellement. Ils n’étaient pas bien nombreux, pas très puissants, mais leur seule ambition était d’effondrer l’humanité de l’intérieur. En matière de zizanie, ils n’avaient pas de maître.

Néanmoins il n’était pas question de Lem dans le dossier, ni de Lémains. Elle l’avait ingéré – et digéré  pendant le voyage, et rien ne l’avait interpellé, comme si l’hyperespace avait amoindri ses facultés. Un long voyage, pourtant : douze jours d’immersion et rien d’autre à faire qu’éplucher des millions de kilo-octets pour tout savoir sur Cinq-Tanat, gentil petit monde en bordure de l’Amas de Shimer, dernier vestige historique du Polytan, unique survivant d’une guerre qui avait éteint des centaines d’astres. Trois milliards d’habitants, un niveau culturel tout à fait honnête, pas de dette extérieure, pas d’inimitié déclarée, pas d’allégeance connue et toutes les chances de devenir, à brève échéance, l’un des moteurs économiques, scientifiques et industriels de l’Amas.

Toutes les chances sauf une : il tanguait d’une démocratie hésitante, qui avait tendance à renouer avec ses vieux démons totalitaires, ce Polytan que mille mondes avaient mis douze siècles à éradiquer dans le bruit et la fureur. Ce monstre absolu contre lequel Ender assurait la constitution républicaine de Cinq-Tanat… avec mille agents impuissants. Elyia n’avait pas une connaissance exhaustive des contrats d’Ender, mais il lui semblait qu’aucun autre monde ami ne bénéficiait d’autant de sollicitude. Et il ne s’agissait que de jongler avec les schémas psychosociaux pour préserver des acquis politiques. Un spécialiste, seul, aurait dû suffire !

« Cinq-Tanat est le siège d’une mémoire collective tenace et valorisante », concluait le Département Analytique. « Il faut la combattre par le temps et la substitution. N’oubliez jamais qu’à son heure de gloire, si brève fût-elle, le Polytan a été la plus puissante civilisation que la galaxie ait connue. Cinq-Tanat sort de la déchéance après des siècles de misère, nous devons lui construire un avenir optimal que la médiocrité de son présent assimile à un objectif monomaniaque. Pour être stimulant, ce défi ne pourra pas être tenu. »

L’objectif sélectionné et distillé depuis cinquante ans par Ender était : devenir une puissance galactique généreuse qui fasse oublier le Polytan. Il avait pris pour une très large majorité de la population, fluctuant par intermittence, quand les défavorisés en avaient marre de se sacrifier ou quand la jeunesse ne supportait plus de n’avoir ni passé, ni présent, ni futur qui lui soient personnels. À priori, ces accrocs sporadiques favorisaient les leitmotive généraux et les desseins d’Ender (ils ralentissaient à point la progression vers l’objectif et relançaient efficacement l’émulation), sauf qu’ils s’identifiaient invariablement aux mirages du Polytan.

« Un an d’âge », le dernier mouvement d’insatisfaction en date avait créé la scission, une cassure nette entre deux tranches de la population, un tout ou rien qui excluait la tolérance et la promiscuité. Ce qui embarrassait Saryll sautait aux yeux, l’un des deux groupes revendiquait l’abolition de la démocratie et, s’il était minoritaire, il touchait l’essentiel des moins de trente ans, affichant ouvertement sa nostalgie du Polytan.

Une génération complète rêvant au totalitarisme : il y avait de quoi s’inquiéter ! Surtout quand les autres envisageaient de l’amadouer par la répression.

Au fond, Elyia se sentait des affinités avec ce boulot. À l’émersion, elle avait même l’impression d’avoir une mission à remplir, quelque chose qui vaille de s’investir. Puis l’astrogateur l’appela et désigna l’ansible.

— Il y a un message pour vous, dit-il, en attente depuis deux jours. Je vous préviens : ce n’est pas moi qui l’ai déplombé.

— Déplombé ? s’étonna Elyia.

— Regardez, vous comprendrez.

Elyia eut juste à allumer le monitor, le processeur était encore bloqué sur le message qui lui était destiné. Il émanait de Saryll, il était chiffré par des logarithmes incassables et il était cassé, une ligne en clair apparaissant entre chaque ligne codée.

« Situation modifiée, état de guerre civile, leaders rebelles à écarter, contacter Carnji Chef Cabinet d’Urgence »

Elyia savait très bien ce que signifiait « à écarter » et ce que pouvait être un cabinet d’urgence, comme elle ne pouvait pas ignorer qu’en l’accompagnant au vaisseau, Saryll connaissait la teneur du message qu’il allait lui expédier.

— Qui a eu la com entre les mains ? demanda-t-elle.

— Personne, répondit l’astrogateur. Elle est seulement restée en stand by dans le Master de Cinq-Tanat pendant que nous étions en plongée. C’est là qu’elle a été déplombée.

En deux jours ? Elyia retint un ricanement d’un jaune hépatique, qu’elle doubla d’une colère douloureusement rentrée. Non seulement elle recevait l’ordre d’abattre plusieurs personnes, mais de surcroît elle débarquait avec « tueur » écrit en relief sur son id-proc. Saryll ne s’était pas contenté de la rouler, il l’avait piégée. Elle refusait ce genre de mission et elle ne chercherait pas à accomplir celle-ci, mais elle serait peut-être contrainte de la remplir, pour échapper à ceux qui croyaient se défendre d’elle.

— Je parie que vous serez le dernier astro à aborder Cinq-Tanat avant un moment, lança-t-elle à l’astrogateur.

Avec leur terreur du Polytan, les planètes proches ne manqueraient pas d’instaurer un blocus que personne ne s’empresserait de forcer, et surtout pas Ender qu’Elyia représentait si bien, bloquée dans un nid de frelons avec son seul charme comme insecticide.